Le 25 octobre, dans l’émission
Le Temps de le dire sur Europe 1, le journaliste Pierre
Louis-Basse a dialogué avec « Un philosophe, un homme rare et
précieux, Bernard Stiegler qui donne les clés du
passage à la philosophie. Il nous donne le désir d'aimer ce monde pourtant si
violent, de le comprendre aussi, de l'affronter et c’est passionnant. » Voici
un large extrait de ce mini-entretien :
Pierre-Louis Basse : Le métier de philosophe, c'est vivre avec
les idées, la pensée et la société. C'est un acte compliqué de contraintes, un
grand effort, le fait d'aller vers la philosophie ?
Bernard Stiegler : Il y a deux façons d'aller vers la
philosophie. La philosophie telle que la connaissent la plupart des gens, c'est
un cours qui se passe en dernière année du lycée, ce qu’on appelle la terminale
et c'est une activité scolaire. Il y a une autre façon de faire de la
philosophie qui est plutôt un mode existentiel. Tout à l'heure Jacques Weber
parlait du théâtre comme une façon de prendre soin de soi-même et des autres ;
la philosophie, c'est du même acabit. La philosophie, cela dit, est née en
Grèce dans un contexte de conflit, de combat. On ne le dit pas assez. Les
philosophes se sont des gens qui se sont élevés contre une dégradation de la
vie collective, de la cité Grecque et donc, dans ma conception, la philosophie
c'est d'abord une lutte que l'on mène dans l'espace public.
Pierre-Louis Basse : Vous nous dites : Attention, n'évacuez
pas la philosophie, ne vous contentez pas des bavardages savants, souvenez-vous
de Socrate qui en est mort. La philosophie doit être au centre de la société.
Finalement, de nos préoccupations y compris politiques ?
Bernard Stiegler : Surtout en ce moment. Tout le monde a bien
pris conscience depuis un an, depuis la crise de 2008 que nous sommes dans une
situation mondiale, planétaire où le destin de l'humanité est entre ses mains.
Donc, il est absolument essentiel si on veut que les choses s'arrangent, ce qui
n'est absolument pas du tout gagné évidemment, qu'une nouvelle intelligence
collective se développe au niveau international et cela, ça suppose de lutter
contre ce que j'ai appelé, dans un petit livre récemment, la bêtise
systémique.
Qu'est-ce qui s'est passé l'année dernière, précisément au mois d'octobre
2008 lorsque General Motors a décroché, lorsque Ford a décroché, etc. C'est un
modèle industriel qui a un siècle qui s'appelle le consumérisme qui s'est
effondré pour des raisons qu'il faudrait analyser très en détails. Il s'est
effondré en grande partie parce qu'il a reposé sur un contrôle des
comportements qui a amené les gens de plus en plus à être soumis à la pression
du marketing et à ne plus avoir leur propre existence en main. Par exemple, les
parents savent très bien qu'aujourd'hui le marketing est beaucoup influent sur
leurs enfants qu'eux ne le sont eux même.
Ceci est une situation dont maintenant nous sentons qu'elle ne peut pas durer.
D'abord parce qu'elle produit de la toxicité, du CO2. Elle pollue la planète.
C'est ce que les économistes appellent des externalités négatives c'est-à-dire
des phénomènes d'empoisonnement qui ne sont pas supportés par les acteurs
économiques qui les produisent mais qui sont supportés par tout le monde.
D'autre part, elles induisent des phénomènes comme la perte d'attention chez
les enfants, des situations qui sont extrêmement dangereuses.
Pierre-Louis Basse : Est-ce que c'est une partie visible de
l'iceberg, de la souffrance qui existe au travail ?
Bernard Stiegler : Absolument, il y a un phénomène de
destruction de toutes les motivations. Qu'est-ce qui s'est passé ? Le
consumérisme qui repose sur une obsolescence toujours plus grande des produits,
une jetabilité toujours plus grande des objets.
On consomme quelque chose, on achète, je ne sais pas un Blackberry et un an
plus tard, on s’aperçoit qu'on est dépassé, qu'on devrait être à l'iPhone qui
lui-même, etc. Il y a une espèce de fuite en avant dans la consommation qui se
traduit aussi sur les entreprises par une jetabilité accrue et des entreprises
- parce que maintenant ce qu'on appelle le management actionnarial fait que les
actionnaires arrivent ; ils passent 2 ans à prendre le maximum de plus-value et
ils s'en vont et laissent comme des pirates, on dirait en quelque sorte, une
entreprise exsangue - et ils font pareils avec les salariés.