
Difficile de faire un choix parmi les sollicitations d'interview sur
mon activité liée à Twitter, une
plateforme que j'utilise assidument depuis 2 ans. Je coordonne régulièrement
des formations
Twitter ainsi que des missions de conseils pour l'utilisation de Twitter
dans le monde de l'entreprise, de la communication, du marketing et de la
publicité.
J'ai répondu récemment aux questions de Bertrand Audrin, étudiant en Sciences
de l'Information et de la Communication à l'Université de Neuchâtel (Suisse) qui s'intéresse à
l'importance des réseaux de microblogging dans la révélation de l'actualité. Je
me suis volontiers plié à l'exercice... Voici le texte envoyé à Bertrand
Audrin.
En tant que spécialiste de l'information et de la communication, que
pensez-vous de la croissance exponentielle que vit Twitter: phénomène de mode
ou naissance d'un nouveau média ?
Twitter est un média (microblogging) dans un média (web). Il inaugure une
nouvelle forme d'outils du Web qui consiste à faire de ce qui est privé, des
mentions publiques. Par sa plasticité (interface de programmation) et
l'écosystème qui l’entoure, la plateforme (interfaces clients, outils annexes,
plateformes Web liées) situe son intérêt non pas dans ce qui se fait son
essence (la limite des 140 caractères) mais ce qui se joue dans sa périphérie
immédiate. Les outils annexes entretiennent un rapport de dépendance par
rapport à Twitter dans une distanciation relative.
Je pense que le microblogging en est encore à ses balbutiements, telle que
l'était la forme blog dans les années 2001-2002. Le fait que les médias et
l'univers marchand s'y intéressent très fortement montre que l'outil Twitter
est utile dans différents domaines, façons de l'utiliser : communication,
marketing, distribution, diffusion, alertes, créations. Plus la forme est
restreinte (là, elle est textuelle) plus elle donne lieu à des champs possibles
d'imagination. Twitter est simple car textuel. Il évacue en quelque sorte la
complexité du blogging et de l'éditorial tout en recréant un contenu. Twitter
est très paradoxal dans son approche. C'est ce qui le rend souvent déconcertant
lorsque je débute ma présentation de l'outil de microblogging en Formation
Twitter (des sessions que je conduis régulièrement depuis un an et demi, en
Belgique notamment). L'usage de Twitter n'est absolument pas prédéterminé. La
phrase "What are you doing ?" est un prétexte à "hacker", à "braconner" (au
sens de Michel de
Certeau) ce qui est demandé pour utiliser Twitter différemment.
Les polarités d'extension au-delà de l'outil via des applications tierces
rendent son avenir très malléable et comme base d'utilisations en situation de
mobilité à venir. L’outil Twitter va, par ailleurs évoluer ; celui-ci est
encore très jeune dans sa forme. La puissance du réseau social Twitter est
fortement liée désormais à une expansion très importante du nombre
d'utilisateurs ce qui le rend de plus en plus incontournable comme outil grand
public... Donc, sollicité directement en corollaire par l'univers
publicitaire.
De même, on assiste à des groupes d'utilisateurs qui s'agrègent en grappes de
conversations selon les contrées de notre monde : les TwitterMoms américaines, les bibliothécaires
en France, des webdesigners francophiles en Roumanie, des étudiants en
journalisme au Brésil… Il n'y a pas une seule sphère du microblogging mais
réellement plusieurs sphères et une multitude d'ensembles plus ou moins
importants en nombre d'utilisateurs et en nombre de messages échangés qui
cohabitent souvent, mais qui s'ignorent indépendamment les uns des autres. Il y
a déjà des microblogging très empreints de différences culturelles comme il y a
des Web.
On a beaucoup parlé de Twitter dans la révélation de l'actualité ces derniers
temps, est-ce le retour du journalisme citoyen ?
C'est un leurre que de parler de journalisme citoyen pour Twitter. Le terme
"information" tel que je l'emploie signifie une info justement
vérifiée/recoupée au sens journalistique. Dire qu'un témoignage est une
information ne suffit pas, car il faut en saisir des éléments contextualisants.
En Moldavie récemment ou à Mumbai, beaucoup de médias ont (faussement) relayés
que Twitter était une source d'informations.
Pour Mumbai, l'info a été démentie par la Presse anglo-saxonne. Pour les
mouvements de manifestations en Moldavie, la supercherie était aussi de mise
d'après des
recoupements.
Twitter a sa force dans les alertes (enlèvements, tremblements de terre,
incendie, etc.) mais cela ne suffit pas pour faire de chaque utilisateur de
Twitter, un journaliste en puissance. La force et la faiblesse de Twitter est
de se situer dans l'age de "Oversharing",
le partager toujours plus qui lui-même se situe dans une économie du flux,
une vie
liquide comme le décrit le sociologue Zygmunt Bauman. Dans ce flux,
l'information peut difficilement surnager. En revanche, c'est la capillarité
des tweets en réaction à un évènement qui est foncièrement intéressante comme
un effet boule de neige : positif, négatif... mais surtout émotionnel, une
capacité à mobiliser l'esprit et à capter l'attention. Or, nous sommes dans une
économie de l'attention qui capte le temps de l'individu et son émotion via des
outils Web. C'est cette mobilisation qui peut être employée de différentes
manières.
Le risque qu'une information fausse soit répandue existe-t-il, ou celle-ci se
trouverait-elle étouffée dans l'océan de tweets ?
C'est difficile à dire, car il n'y a pas eu à ma connaissance d'exemple probant
analysé scientifiquement qui puisse faire preuve de quelconque autorité sur ce
sujet. La valeur d'un tweet dépend souvent de sa capacité de rediffusion. Or,
pour être rediffusé à un nombre important de followers, le tweet se doit de
l'être par un compte ayant beaucoup de followers. On peut se dire qu'un compte
avec beaucoup de "followers" a ou n'a pas d'autorité ; c'est une fausse
question ou assertion. C'est plus la crédibilité qui compte et la crédibilité
est encore très fortement liée aux grands médias : CNN, BBC, les quotidiens...
Un simple individu hors du champ journalistique a peu de chance de voir une
info rediffusée à grande échelle sur Twitter.
Quand il s'agit de parler de microblogging, on envisage plutôt un système
nombriliste, dans cette optique, comment se déplace-t-on vers un média sérieux
?
Sérieux est peut-être un terme impropre, car Twitter même participe à cette
construction du divertissement (entertainment) à l'aspect médiatique (news and
views). Il participe donc grandement à une réplication des médias de masse en
associant le pouvoir de la publicité, à celui de la communication, au
marketing, à l'émotionnel et à l'information (cf. les écrits du philosophe
Bernard Stiegler et d'Ars
Industrialis). Il y a un mix de tout cela dans Twitter, une combinaison de
positionnements individuels et ou collectifs.
Le nombrilisme est plutôt un égocentrisme très fortement présent dans les
blogs, bien que peu avoué. D'ici à dire qu'il en est de même dans Twitter, il
n'y a qu'un pas. Twitter est fortement individualisé dans l'expression (effet
de "reply") mais chaque message (hors message direct) s'adresse à une multitude
: c'est un espace privé révélé au public. En ce sens, c'est ce qu'il y a de
réellement nouveau avec Twitter : une capacité d'ouverture qui est maîtrisée
dans un monde ouvert (Facebook est l'antithèse de Twitter sur ce
plan-là).
Twitter est-il assimilable à un réseau social, ou peut-on le considérer comme
un flux d'information continu ?
A un flux, oui. Un flux textuel ordonnancé de façon antéchronologique. Chaque
Tweet publié est évanescent par nature. Il s'oublie dans la "timeline" dès lors
que prononcé. C'est dire que Twitter est un outil d'engagement, au toujours
plus si l'on veut gagner en visibilité. C'est du "personal branding" exacerbé
(la marque, c'est moi) et il est d'ailleurs marquant de constater le nombre de
consultants et travailleurs individuels qui se trouvent sur Twitter, notamment
dans le monde anglo-saxon.
Twitter est un outil d'exposition d'une image de soi recomposée, refaçonnée
dans un effort de "vente" de ses services, de mise en avant de ses
compétences... C'est une image assez instantanée de Twitter. Elle correspond à
un média qui s'affirme statistiquement comme utilisé majoritairement par des
personnes entre 30 et 50 ans. Il augure différemment de MySpace (population
adolescente) et du raz-de-marée Facebook (l'existence par les autres). Twitter
est d'abord un espace personnel maîtrisé et contrôlé qui interagit dans un
flux, avec un flux mais dans une capacité de choix avant tout textuel parce que
l'outil est textuel avant d'être hypertextuel.
L'internaute lambda peut-il aisément aller pêcher ses informations exclusives
sur les systèmes de microblogging ? Comment doit-il s'y prendre
?
Je crois que l'équipe de Twitter se cherche. Elle perçoit difficilement comment
l'utilisation de l'outil évolue. Si aujourd'hui, la tendance est au RT
("retweet" pour s'affirmer sur Twitter), rien ne dit qu'il en sera de même dans
6 mois et qu'une utilisation nouvelle et mobile de Twitter s'affirmera
davantage. En ce sens, Twitter avait mésestimé la capacité du moteur de
recherche TwitterSearch qu'elle a
racheté.
Cette fonctionnalité est devenue centrale dans Twitter : se servir de
TwitterSearch, c'est donner du sens au pouvoir du consommateur qui conseille,
donne avis, précise, indique. Twitter est un annuaire de contenus de
témoignages conversationnels : TwitterSearch comme relais indispensable de
signifiance, et ce moteur de recherche a une valeur par la consistance de son
contenu aussi bien que par son caractère instantané. De ce fait, Google est
très éloigné de la vague de Twitter et apparait comme un géant aux pieds
d’argile : contenu pléthorique, signifiance brouillée et qualité de restitution
de la requête pas toujours, de loin, très pertinente. Google ne se situe pas
dans une économie du flux ; la société peine à réagir.
Comme dans tout outil Web, la valeur de l'information recueillie dépend plus de
la stratégie humaine mise en place que d'une gadgétisation dans l'utilisation
d'une multiplicité d'applications. C'est la composante Temps qui s'affirme
avant tout : Combien de temps puis-je consacrer quotidiennement à Twitter ?
Quel est mon objectif ? Quelle est la cible ? Quelle méthodologie vais-je
mettre en place ? Quelles sont les sources pertinentes sur Twitter et quelles
sont celles qui fournissent des "signaux faibles" ?
J’effectue des missions de conseil auprès d'entreprises et d'ONG qui souhaitent
être présents sur Twitter avec des résultats significatifs dans le dialogue
entamé avec des utilisateurs de Twitter qualifiés et quantifiés. C'est ce
dialogue qui importe : inviter chaque personne présente sur Twitter à ne pas se
situer dans un espace Web traditionnel. Les Twitter de flux RSS autocentrés sur
la rediffusion de liens de leur propre site ou flux de façon uniforme et
répétée n'ont aucun intérêt, car il y a là une incompréhension notoire même des
possibilités de Twitter… Triste reproduction de Twitter comme le fil RSS d'un
site ou le méta- de son propre site.
En revanche, Twitter peut être un média des annexes pour un média traditionnel.
Évoquer les dessous, les à côté d'un média, résumer ce qui est prégnant ou
l'émotion de vie ou de fonctionnement d'une chaîne TV, d'une station de radio,
d'un journal papier... Mettre en forme une ambiance, conter des mini-histoires
sont des façons de se différencier pour un média, de créer une expérience avec
les lecteurs/contributeurs. Impliquer les lecteurs/contributeurs au sein du
média est une préoccupation qui paraît évidente pour qui comprend bien Twitter
et son fonctionnement.
Et réciproquement, le citoyen moyen peut faire part d'un fait à n'importe quel
instant; quelles sont les chances qu'il soit entendu ?
Encore faible sur Twitter, je le pense sincèrement. Il n'y a pas beaucoup de
salut en dehors des médias traditionnels et aussi de plateformes vidéo comme
YouTube (le visuel a gagné la partie sur le Web de la rediffusion) ou encore de
Facebook pour la réactivité événementielle. Le flux est bien un flot sur
Twitter et pour se distinguer, il est nécessaire de se spécialiser, d'habituer
une audience, de la fidéliser. Les cercles relationnels communs, bien souvent,
se greffent de nouveau tels quels sur Twitter. Utiliser Twitter, ce n'est pas
par essence "S'entretenir avec soi-même" ; c'est créer du sens parce que
l'autre/les autres font que "nous" existons dans un cadre relationnel. Un
pluriel qui a le sens de la multitude. Sans cette multitude, l’écho demeure
faible.
Les réseaux de microblogging sont-ils un territoire à enjeux pour les médias
traditionnels? Doivent-ils avoir le rôle de suiveur, ou de blogueurs
?
Oui, ils le sont à la condition que les médias traditionnels ne répliquent pas
seulement leur info telle quelle sur Twitter. Ils doivent réinventer des
utilisations qui les engagent à faire vivre une expérience au
lecteur/contributeur/consommateur. Ce sont des enjeux qui sont très liés au
marketing car la question médiatique actuelle essentielle concernant Twitter
est : Où se trouve le business model de la présence média sur Twitter ? Et
au-delà de cette question : Est-ce rentable ? Y-a-t-il un retour sur
investissement ? À cette question, est fortement associé l'intérêt éditorial.
Comment écrire sur Twitter ? Qu'y dire ? Twitter présente une forme textuelle
fluctuante, mais le peu de caractères à mettre en forme invite le rédacteur
professionnel à adopter un discours proche de l'argumentation promotionnelle,
communicationnelle et publicitaire.
A bien y regarder, il y a peu de médias qui réinventent leur média sur Twitter.
Quelques exemples sont toutefois intéressants comme Rue89 avec Twittpiques ou cette expérience d'étudiants de
l'Ecole Supérieure de Journalisme de Lille, l'an dernier lors des élections
municipales en France. Ce dernier exemple montre que le microjournalisme, qui
est étudié dans des travaux de recherche au Brésil actuellement, est très
naissant avec une forme non aboutie, qui se cherche… une forme passionnante
pour qui s’y intéresse.
Comment voyez-vous l'avenir des services du genre de Twitter ? Ont-ils le
potentiel nécessaire pour devenir des grands acteurs dans le domaine de
l'information ?
Twitter est un outil qui s'inscrit dans une pléiade d'outils qui peuvent donner
à voir l'information autrement. C'est la nature même du journalisme Rich Media
que de saisir les outils Web, audio et vidéo, cartographies, lignes du temps...
Comme facilitateurs de compréhension, de décryptage et d'approfondissement de
l'information.
J'apprécie ainsi l'approche du journaliste français Alain Joannès qui est exigeant sur cette
question d'une info vraiment pluriforme
Rich Media. Twitter peut être une des pièces du dispositif Rich Media mis
en place par un média traditionnel. Le Rich Media replace les annexes de
l'information dans un schéma global d'explicitation et cela s’avère dans notre
monde, indispensable : donner des clés mais ne pas expliquer à la place de…
Belle idée, non ?